Forcer la nuit

© Patrick Berger

À propos des « Fictions » de Nina Santes

En cherchant à repeupler les espaces du noir de performances ensauvagées, la chorégraphe Nina Santes, à l’initiative de la soirée « Fictions » à l’Atelier de Paris, déploie malgré elle un imaginaire humaniste décrépit. Réflexion autour d’un égarement politique.

Il y a d’abord le malaise culturel du banquet : on se repaît un peu trop grassement du repas concocté par Les Mères en Place, une association d’éduc pop, de même qu’on applaudit un peu trop quand elles dansent devant nous… Auquel il faut agréger un malaise plus existentiel face à l’esbroufe époumonée des chauffeuses de salle. Pour résumer : le Gnama Koudji (boisson locale au gingembre) se boit un peu trop facilement parmi les paillettes bobo-blanches. Ce ne sont malheureusement pas les extraits roboratifs d’« A Leaf » par Nina Santes et Célia Gondol qui sauveront le repas – pas plus que la performance « Consul & Meshie » (Antonia Baehr et Latifa Laâbissi), qui tentait un peu plus tôt d’ouvrir la soirée autour des rapports nature-culture. Mais voilà venir la seconde maladresse : la « percée » au Parc floral de Vincennes, se partageant entre conférence performée, danses effrénées et chants cosmiques. Peu importe la qualité des propositions : le lieu est suffisamment malmené pour qu’on s’y intéresse d’une façon un tantinet plus réflexive.

En effet, presque toutes les propositions reproduisent la même parole égotique : « Je pose ma scène où je veux » ; comme quoi on peut être site specific (pour un lieu) sans être in situ (dans un lieu). La même voix dirait : « Je chante ; je danse ; j’illumine. » Ainsi va le mantra de l’anthropocène : de la lumière aux Lumières, la limite est trouble. Nina Santes la franchit sans vergogne : percer la nuit, n’est-ce pas la forcer ? Voilà son ballon poétique bien dégonflé…Quid du craquement des arbres et du cri des paons pour le spectateur à l’oreille attentive ? – Ils sont assourdis par la transe techno d’une urbanité en quête déliquescente de reconnexion. Car l’homme des lumières, au fond, veut se relier aux éléments afin d’expier ses maux personnels ou pour trouver du sens à sa vie (et que sais-je encore). Un peu plus tôt dans l’année, « Affordable Solution for Better Living », de Théo Mercier, m’avait rappelé qu’espace intime et espace naturel répondent souvent à la même dictature du bien-être : il faut être heureux, il faut être purifié, il faut être libre à tout prix. L’homme qui rêve d’arbres enneigés rêve en même temps d’une table de chevet Ikea : il rêve d’appropriation. N’est-ce pas un faramineux chemin de l’ego que de rencontrer son moi lumineux au cœur de la forêt obscure ?

Mais revenons à la balade : elle se partage entre chants invocatoires et rencontres étranges, mystérieuses, inquiétantes – et encore beaucoup de mots préparés –, illuminant tout à la fois leur brillante et gênante humanité. Ils laisseront plus de bibles dans l’herbe que de souvenirs dans la tête… Je me rappelle Isabelle Pousseur, à l’automne dernier, qui sacrifiait son spectacle« Last Exit to Brooklyn » à cause d’une naïveté sociologique ; ou comment se déporter à droite par mégarde. Sans pousser la comparaison, Nina Santes traverse également une contradiction malheureuse : elle ne met en lumière que la domination humaine sur la nature qu’elle prétendait nuitamment réveiller. S’affilie-t-elle vraiment à l’obscurité des sorcières écoféministes ? – Elle glorifie pourtant l’Homme, elle en fait la lanterne salvatrice contre la nuit.« Je sais maintenant pourquoi / Ils louent parfois les ténèbres / Ceux qui ne rêvent que de lumière », écrit Adonis. Est-ce par hasard que chaque spectateur est équipé d’une loupiote ? Gare aux diodes ! – Elles ont pris la place des lucioles… Qui éclaire l’obscurité ne peut la comprendre.

La nuit « Fictions » opère finalement une forme de greenwashing involontaire : tout comme le capitaliste, l’artiste anthropocentré oublie ce qui crie de vie et qui est là devant lui… C’est-à-dire l’environnement. Percer la nuit, n’est-ce pas percer son cœur ? Il manque le pas de côté, qui n’est autre que l’humilité – le rapport à la terre. Il manque l’autre scène, celle qui se décentre et se décale. Bref : il manque un élargissement du vivant dans lequel l’homme s’évanouit plus qu’il ne s’impose. Ce sont pourtant les corps contemporains : des corps « étoilés-étiolés », pour reprendre Aurore Després, éclatés dans l’espace et bientôt disparus. Seul le souvenir fugace de quelques escrimeurs fantomatiques vivifie la mémoire : ils n’auront pas laissé de traces humaines. Ils n’auront pas fait fuir ce qui existe à côté, car ils performent avec l’environnement. Sont-ils à même, pour autant, de s’absorber dans l’écosystème ? L’artiste accepte-t-il d’être rapté par la nuit ? Peut-il s’ombrager ou s’éclater dans l’espace ? Les Allemands distinguent à juste titre der Korpër et der Leib : le premier, le corps matériel, et le second, le corps ressenti, qui s’étend au-delà des frontières physiques. La poésie commence peut-être lorsqu’un corps s’abandonne.

Mille et un chemins semblent pourtant exhumer la voie du der Leib en France : nombre d’événements hors les murs et in situ, certains penseurs et artistes écologues (le duo Aït-Touati-Latour, Emanuele Coccia, Marielle Macé, Pierre Huyghe, Kom.post, etc.). Beaucoup d’entre eux passent d’ailleurs par les Amandiers, une des rares scènes qui programme de l’écologie politique. Il faut être clair cependant, puisque l’écologie devient une marotte à subventions : je ne parle pas des élans démagogiques et d’autres actions pseudo-culturelles ; on ne change pas les ingrédients d’une soupe si la casserole est percée. Penser l’extension et l’abandon du corps, c’est avant tout bouleverser des rapports préétablis. C’est inventer un paradigme – car l’homme domine un thème autant qu’un paradigme le domine. Redoublons donc d’attention face aux œuvres qui sont insufflées, animées, envahies, débordées par ce qui les environne : elles marchent avec notre temps. À ceux qui (s’)inspirent (de) la nuit plutôt qu’à ceux qui la forcent de tracer les écologies poétiques de demain.