La dystopie de « Mal – Embriaguez Divina » a des airs de « Brazil » : dans le spectacle de Marlene Monteiro Freitas comme dans le film de Terry Gilliam, le mal ne provient pas de la restriction (amendements coercitifs, réglementation des libertés, contrôle policier, etc.) mais d’une dégoûtante profusion. Un terrain de volley qui ordonne de s’amuser, des musiques fun agressives, de la paperasse à n’en plus finir – vierge parce qu’elle n’a plus rien à dire – entre laquelle des corps bigarrés et tapageurs se fraient un chemin dont on ne sait s’il est révolutionnaire ou servile. « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux », écrivait Debord : chaque tentative de s’extraire de la structure carcérale ne fait que l’enrichir. Soyez fous, le système s’en régalera. Dansez l’émancipation, la télé (ou le plateau de théâtre) vous diffusera en direct live. Faites des discours politiques, ils seront inaudibles : tout est divertissement, tout est vidé de sens ; dans « Mal », même les militaires, les juges et les prêtres sont marrants. Voilà le sombre carnaval de la chorégraphe capverdienne : ne subsistent que les fous dans un monde fou, ceux pour qui le vrai du faux est indiscernable depuis belle lurette. Prétendons donc que la paperasse est utile ou brûlons-la, peu importe ! Rien n’a plus d’intérêt : bienvenue dans le nouveau monde, où même les culs-de-jatte twerkent.
Certes, la critique de la technocratie faussement ludique n’est pas novatrice, et « Mal – Embriaguez Divina » est loin de réinventer le genre. Cependant, l’intérêt du spectacle réside dans la vie rétrocédée à un propos qui n’a pas attendu le XXIe siècle pour être à bout de souffle : en fait, Monteiro Freitas ravive avec brio un genre de dystopie, simplement parce qu’elle compose avec soin son œuvre. Dans une veine très Gestalt, si l’on suppose qu’un spectacle est une œuvre dont l’aspect holistique en dissimule la nature composite (son, lumière, scénographie, costumes, mouvement), alors l’art de la composition – ou dramaturgie – de Monteiro Freitas est d’une richesse extrême. Chaque élément se répercute habilement dans un autre, créant un réseau esthétique et sémantique exaltant : la splendide création sonore de Rui Dâmaso (comme on n’en a pas vue depuis longtemps) a l’air d’éclairer la création lumière, tandis que la scénographie semble se déplacer dans les costumes pimpants de Marisa Escaleira, etc. Bref, « Mal » a l’intelligence rare de l’univers qu’il déploie, d’autant plus délicat quand il est anarchique. Ne reste aux neufs danseurs qu’à affoler le dispositif : promesse tenue – et spectacle réussi donc -, ils sont trop survoltés pour ne pas contaminer la salle.