Nous n’avons pas vu les deux premiers opus de cette « trilogie biblio-pop » qui se conclut ces jours-ci au Théâtre de la Bastille dans une caverne aux merveilles désespérées, qu’on situerait quelque part entre l’émission pour enfants nihilistes et la réécriture psychédélique de Beckett. Une caverne intrigante c’est certain. Opérante, ça l’est moins.
Il faut reconnaître à Céline Champinot une forme qui ne ressemble a priori à aucune autre, où brillent la scénographie d’Émilie Roy (une toile-puzzle qui se dépièce progressivement) par sa capacité à forger un espace en perpétuel creusement, ainsi que les lumières de Claire Gondrexon qui réinventent les outils traditionnels de l’installation plastique postmoderne (ordinateurs devenant des panneaux LED…) Il faut saluer aussi cette « énergie du désespoir » (l’occasion de rendre à Michel Deguy cette magnifique formule) qui meut les cinq apôtre•sse•s en berne. Ces grandes actrices tiennent entre leurs voix criardes, trouées par un grain mélancolique qui leur donne constamment de l’intériorité, cet « évangile impossible à écrire » dont ce cabaret en pièces tourne les pages. Nous semblons assister à l’ultime exposition spectaculaire de ces icônes inclassables. La scène, qui est au départ un espace de sur-exposition des fétiches formant alors une chorale vaillante, devient peu à peu une zone d’enregistrement radiophonique où les voix sont médiatisées et les corps éloignés, puis une boîte noire post-apocalyptique où règne un feu de camp éphémère. Après cette crise du sacré et du sens qui précède la représentation (« Les Apôtres [se passent] un an après la mort de Jésus » précise Champinot), il ne semble y avoir que le spectacle comme ultime survie des fétiches avant le noir ultime. Et après la représentation, seul un jukebox braillera peut-être, vers d’autres cieux moins vides, leurs comptines prophétiques.
Stimulante lorsqu’elle est lue après coup, la proposition l’est moins en tant qu’événement théâtral. Dire qu’elle déconcerte relèverait du cliché critique et du pléonasme dramaturgique, car la déconcertation est l’objet même de cette caverne brisée qui ouvre un havre punk face au désert du sens et au triomphe des apparences, une kermesse volontairement exaspérante face à la rationalité et à l’évidement des icônes. Dire qu’elle n’est pas soutenue par une dramaturgie et surtout des références suffisamment surprenantes permet toutefois d’expliquer le sentiment ambigu qu’elle nous a constamment donné : celui se trouver dans un terrain à la fois inconnu et trop connu. Car l’art des dieux morts ne date pas d’hier, et celui ou celle qui cherche à s’y engouffrer à l’aide de mythes éculés et curieusement agencés (dans son entretien, Champinot passe du « Dieu mort » nietzschéen à la caverne platonicienne) ne produit finalement qu’une œuvre qui tantôt festoie malicieusement autour du gouffre, tantôt s’enlise dans un fatras de poncifs illusoirement combattus par l’originalité et l’aspérité du théâtre. Même son ultime question (« pourquoi les apôtres ont-ils le cœur brisé ? ») relève à la fois de la suspension irrésolue et de l’interrogation rhétorique, car elle semble totalement réglée par le postulat dramatique. Aussi, les apôtres nous ont servi un abîme festif dans lequel, malheureusement, nous n’avons jamais chuté radicalement. Le sentiment d’assister à une énième œuvre cherchant à illustrer la crise du sens par la pulvérisation théâtrale (ce que l’art postmoderne a montré bien des fois) prédomine et condamne le potentiel contemporain de cette proposition et surtout son potentiel politique. Car ni notre imaginaire ni notre conscience critique ne semblent, à aucun moment, pouvoir gratter l’élan trop métaréflexif de ce qui se joue face à nous. Le « grand langage » secret que Céline Champinot dit avoir composé a trouvé une forme spectaculaire mais pas les conditions d’une expérience théâtrale. Aussi, les mains privées de pièces maîtresses, nous demeurons face au puzzle évangélique comme face au puzzle du dimanche : enfants mais passifs.