© Martin Argyroglo

Dans la carrière Boulbon, réouverte au public du festival cette année, les grillons chantent, ou du moins en apparence. Deux hauts-parleurs posés à même la terre ont l’air bien innocents, jusqu’à ce l’un des personnages révèle le pot-aux-roses : « Coupez les grillons », souffle-t-il, et le son s’éteint. Saisissante sensation.

En vérité, d’autres grillons, beaucoup plus discrets, restent : les vrais, ceux que l’effet sonore avait masqués. La mise à distance est amusante, mais Quesne n’en reste pas là : à présent introduits à l’artifice, on peut s’enfoncer dans la fiction. Alors les personnages poussent les curseurs, les grillons résonnent encore plus fort qu’avant, et la scène gagne en profondeur. Voilà résumé un peu de « l’effet Quesne » : désactiver la fiction pour mieux la réactiver. On pense, entre autres, à « La Mélancolie des dragons », il y a quinze ans : toutes les machines à « effets spéciaux » étaient déjà visibles, d’ailleurs les rockeurs les présentaient à Isabelle ; de même que la neige au sol, ni plus ni moins qu’une simple suite de rouleaux… Tout est faux, c’est du théâtre, et de cette entente salvatrice naît la fiction.

Cependant, le « Jardin des délices » est un peu différent des précédentes créations, et il opère même un rewind inattendu. En effet, dans le spectacle-vedette du metteur en scène, auxquels le groupe de hippies et le véhicule nous renvoient secrètement, les attractions, même bidons, prenaient vie pendant plusieurs minutes. Et même, la dernière partie récréait l’émerveillement, le parc en construction devenait magique. Idem dans « L’Effet de Serge », créé à la même période : même si Serge confie à ses amis que « le spectacle est court, mais [que] c’est un peu long à préparer », les performances duraient et, même pauvres, elles devenaient étrangement émouvantes. À vrai dire, un peu plus tard dans le parcours du metteur en scène, les costumes sont peu à peu devenus plus fantastiques (« La Nuit des Taupes », « Farm Fatale ») et la narration plus dramatique (« Crash Park »), de sorte que les effets de distance n’étaient parfois plus que de simples sas vers la fiction (à y voir l’introduction de « Crash Park »). Même si, alors qu’il dirigeait le Théâtre Nanterre-Amandiers, le discours écologique a pu didactiser un peu son esthétique, Philippe Quesne, jusqu’à « Cosmic Drama », c’est dire, semblait s’envoler pour de bon dans les espaces de la fiction, quitte à minorer son identité d’artificier. 

Quelle surprise de voir donc que le « Jardin des délices » est, de ceux que nous avons vu, de loin l’oeuvre la moins dramatique, et la plus méta du metteur en scène : peut-être parce qu’il s’agit d’un spectacle-anniversaire, l’occasion pour revenir à la genèse du Vivarium Studio ? Suite de fragments pour la plupart d’une grande finesse, le « Jardin des délices » ne laisse jamais vraiment l’image l’emporter sur sa mise à distance : chaque tentative poétique est rapidement désactivée, et ironiquement, la naissance des images est même parfois votée. Peut-être parce si les anciens spectacles de Quesne s’inspiraient de certains peintres (Brueghel dans « La Mélancolie des dragons », le presque éponyme dans « Caspar Western Friedrich »), celui-ci a pour socle un seul tableau, certes foisonnant, de Jérôme Bosch, qui est lui-même un kaléidoscope de vignettes ? Quoi qu’il en soit, « Le Jardin des délices » est un retour aux sources pour le metteur en scène, avec pour seule scénographie la carrière elle-même, preuve que Quesne peut sublimer les espaces naturels : pour le spectateur, c’est surtout un vade-mecum de la grammaire quesnienne. Choix étonnant donc que cette introspection esthétique, qui décide, à contre-courant des attentes, de revenir aux bases plutôt que d’amorcer une nouvelle période — à l’exception, bien sûr, de la dernière image prospective, absolument magnifique : on aurait tout de même aimé qu’elle arrive plus tôt et que les personnages agrégés à la roche commencent une nouvelle histoire, évidemment éco-sympathique. Gageons que ce portail ouvert soit en fait une sorte de teaser pour la suite, comme le metteur en scène les ménage depuis vingt ans.